Déserter, c’est un geste fort, qui engage son futur et qui signifie – surtout – une rupture avec le modèle établi. Dit autrement, rendre sa bouée, c'est résister*. Mais, parmi nous, qui sont celleux qui peuvent se permettre de déserter ? Et comment le faire avec panache ?
« plus tard je veux devenir comme de gaulle »
Le savais-tu ? Avant d’être le président du club de nage « Cinquième République », le général De Gaulle était également déserteur. De fait, après son appel du 18 juin 1940 lancé depuis sa piscine Londonienne, celui-ci a été condamné pour « désertion » par un tribunal militaire. La peine demandée s’élevait alors à 4 ans de prison ferme et une amende.
Vous vous en doutez : l’histoire en a décidé autrement – la langue dans laquelle je rédige cet article en atteste.
Fin avril 2022, un nouvel appel à résister – contre les voies proposées en sortie d’études cette fois – a été lancé par un collectif d’étudiant·es d’AgroParisTech. Depuis, cet appel circule en boucle sur les réseaux sociaux pros, persos, et s’infiltre même dans nos conversations quotidiennes. Celui-ci n'est pas sans rappeler les premières sonnettes d'alarme tirées par des collectifs à Centrale ou Polytechnique ces dernières années
« Nous nous adressons à celles et ceux qui doutent, que ce doute soit quotidien ou fugitif. À vous qui avez accepté un boulot "parce qu'il faut bien une première expérience". À vous dont les proches travaillent à perpétuer le système et qui sentez le poids de leur regard sur vos choix professionnels. À vous qui, assis derrière un bureau regardez la fenêtre en rêvant d'espace et de liberté. Vous qui prenez le tgv tous les week end en quête d'un bien-être jamais trouvé. À vous qui sentez un malaise monter sans pouvoir le nommer, qui trouvez souvent que le monde est fou, qui avez envie de faire quelque chose mais ne savez pas trop quoi ou qui espériez changer les choses de l'intérieur et n'y croyez déjà plus » Les ingés qui bifurquent
👉 mais que se cache-t-il derrière ce terme « désertion » ?
Tout comme « transfuge », le terme déserter fait référence à un imaginaire militaire – plutôt négatif. De fait, desero en latin (on ne change pas une swimming team qui gagne) signifie « abandonner, délaisser », « abandonner son armée », « faire défaut », « manquer à son devoir »
Hiérarchiquement, déserter est presque « moins pire » que d’être transfuge qui, outre le fait de se délester de ses fonctions induit que l’on change de camp militaire – et que la trahison est donc totale.
En résumé, en désertant, on s'auto-proclame paria, on s'auto-exclu de la société. Mais alors, comment se la jouer comme De Gaulle ? Et qui parmi nous décide de faire un tel geste ?
1. être prêt·e à en assumer les conséquences
Pour déserter, mieux vaut savoir comment prendre la vague à venir...
On avait parlé Au bord du bassin avec Chiguecky et Thu-An de la pyramide de Maslow et des besoins que à satisfaire avant de pouvoir se permettre de changer de ligne de nage. Et mine de rien, en comptant la pression sociale et familiale, il y en a un paquet. Alors, partir, oui, mais encore faut-il pouvoir en avoir le luxe, et être certain·e de pouvoir subvenir à ses besoins fondamentaux ensuite.
Dans un de ses ouvrages, le journaliste Jean-Laurent Cassely s’est penché sur la population à l’origine des changements structurels. Il constate ainsi que 20% des nageur·ses (sur)diplômé·es les portent, à l’image de la loi de Pareto. La surprise est faible : les personnes, issues de CSP + au capital social, culturel et financier élevée sont celles qui peuvent ensuite se permettre de prendre le temps de questionner le système actuel – et le quitter si besoin est.
🦑
Tu peux aussi écouter l'épisode avec Anaïs Georgelin où l'on échange autour de la notion de privilège à la remise en question – et à la relative facilité du changement de ligne de nage.
De même, ce podcast de France Culture creuse la manière dont la réussite (alternative) est perçue selon le milieu social d’origine des nageur·ses concerné·es
La pyramide de Maslow
2. déserter c’est la fin d’un cycle
« Commencez une formation de paysan boulanger, partez pour quelques mois de woofing, participer sur un chantier sur une ZAD ou ailleurs. Vous engager auprès de celles et ceux qui en ont besoin, vous investir dans un atelier de lutte autogéré ou vous rejoindre un week end de lutte avec les soulèvements de la terre. Ça peut commencer comme ça » Les ingés qui birfurquent
Tout est question de point de vue. Pour beaucoup, quitter le modèle établi représente la plongée dans l'inconnu. Mais c'est avant tout l'aboutissement d'une réflexion de fond, à l'image d'un iceberg dont la démission serait la face visible.
Alors, déserter, certes, mais encore faut-il être sûr·e de soi. A minima faut-il avoir enclenché l’étape suivante. C'est d'ailleurs ainsi qu'en guise d’ouverture, les nageur·ses d’AgroParisTech ont chacun·e présenté la ligne de nage empruntée « au lieu de ».
De quoi donner espoir à celleux qui doutent. Mais aussi de quoi relativiser la temporalité du processus de changement pour les nageur·ses perdu·es.
Car malgré les apparences, ces ingés engagé·es n’ont pas choisir de déserter du jour au lendemain non plus.
D’abord, iels ont exploré les options qui s'offraient à elleux dans la piscine. Puis, iels se sont engagé·es dans des initiatives qui résonnaient avec leurs envies, leurs besoins, leurs combats. Iels ont testé les eaux à la recherche de courants porteurs. Et une fois leur stream trouvé, iels ont plongé à l’eau, pour déserter les débouchés nocives qu’on leur proposait (ou une issue de la guerre peut réjouissante si la figure de De Gaulle t’inspire plus).
Lorsqu'on se sent paumé·e dans sa trajectoire de nage, qu'on se pose des questions sur la (non pour)suite de son emploi ou cursus actuel, la solitude peut vite se ressentir.
C'est pour ça qu'il est essentiel d'ouvrir la conversation sur les doutes qui nous animent. À la fois pour (se) le formuler et identifier les points sur lesquels on bloque. Mais aussi (et surtout) parce qu'autour, d'autres personnes traversent / ont traversé ces mêmes questionnements !
C'est en ouvrant la parole sur le sujet que tu pourras les identifier, échanger avec elles et trouver un système de soutien – ta swimming team. Petit plus : c'est en parlant que l'on ouvre ses horizons de nage. Peut-être trouveras-tu de nouvelles manières de bifurquer auxquelles tu n'avais pas pensé auparavant !
🦑
Tu peux écouter l'épisode Au bord du bassin avec Claire. Elle y explique l'importance qu'a eu pour elle la verbalisation de ce sentiment de paumitude pour trouver du soutien (familial et amical)
4. go big or go home
Maintenant que tu sais que tu veux déserter, let me tell you how it's done.
Les culbutes dans le bassin les plus plébiscitées aujourd'hui sont souvent celles de personnes ayant déjà atteint un certain niveau de reconnaissance sociale (CSP +). Les métiers manuels ne sont acceptés que lorsqu'ils sont le fruit de trajectoires déjà perçues comme « prestigieuse ». Rares sont les communications élogieuses autour de personnes ayant choisi de s'orienter dans ces filières du premier coup. (Fais pas genre, on a tous·tes déjà vu passer ce titre « Iel lance sa fromagerie après une carrière dans la banque »)
Déserter – comme mériter – n'a donc de valeur que celle que nos pairs veulent bien nous accorder. Tout est donc dans l'effet dramatique – le public.
À l’ère du storytelling, réussir son changement de ligne de nage, c’est avant tout marquer les esprits en claquant la porte de sa piscine. Ainsi, certain·es prennent le parti de se raconter sur linkedin – la visibilitey tmtc –, d’autres vont préférer les tribunes dans les journaux ou les discours lors de la remise des diplômes.
Quelle que soit la méthode choisie, la règle est simple : être incisif·ve, clivant·e, succinct·e pour un préparer micdrop dont on parlera.
Pour se faire, 1/ fais en sorte d'être sur le podium du classement du jour 2/ prépare une histoire aux intonations dramatiques pour raconter comment tes rêves (brisés par le système) ont lancé une réflexion de fond 3/ silence (pour le drama) 4/ annonce ta désertion et drop le mic. Pour encore plus de panache, demande à un·e complice de filmer ton intervention pour inonder les réseaux ensuite.
Et voilà ! À toi de mettre en scène ta démission de ton swimming club ! Chiche tu m'envoies une photo pour me tenir au courant de ton mode opératoire ?
Le départ idéal (vous pouvez aussi daber, mais c’est passé de mode)
👋🏾
Envie d’apprendre à te connaître ? De créer une vo·i·e à ton image ? Viens faire le point sur ton parcours avec La culbute, le parcours introspectif by La piscine. Je t’y aide à (re)mettre du sens dans ta vie pro. Tu y trouveras fiches, exercices et inspiration pour trouver ta voie et prendre ta place 🤿
quelles conséquences ? peut-on vraiment partir ?
C’est bien beau tout ça. Mais pour pouvoir prétendre se lever et se casser avec autant de swag – et de volonté – qu’Adèle Haenel, encore faut-il comprendre quels leviers les écoles mettent en place pour garder les étudiant·es et jeunes diplômé·es dans leur giron
les leviers d’engagement des écoles (et du capitalisme)
Les biais cognitifs sont des raccourcis mentaux permettent souvent de mieux comprendre la manière dont nous réfléchissons et abordons certaines décisions de notre quotidien. En voici quelques uns qui peuvent éclairer nos choix de rester dans le couloir de nage qu’on nous propose d’arpenter.
1/ la thunasse - autrement appelé, l’argument financier
Cette stratégie – bien connue des écoles de commerce notamment – consiste à engager l’individu·e en jouant sur le capital financier.
À l’entrée tout d’abord – avec des frais de scolarité élevés qui engagent moralement l’individu·e (bah oui plus c’est reuch plus tu réfléchis avant de changer). Cette dynamique est souvent doublée par le travail des banques qui proposent des emprunts à bas taux pour les étudiant·es. Ceci soulage dans un premier temps mais rattrape l’étudiant·e à la sortie (fin du délai de remboursement des intérêts only), le·la forçant alors à choisir une voie « vache à lait » pour s’acquitter de sa dette.
De plus, les hauts salaires promis à la sortie des grandes écoles sont également un argument pouvant retenir certain·es nageur·ses de s’éloigner de la ligne la plus plébiscitée.
2/ le biais d’engagement
J’en avais déjà parlé dans cette édition de la ploufletter – et Marine l’avait également évoqué dans l’épisode « Paumées now we here ». Le biais d’engagement, c’est le fait de prendre des décisions dans la continuité de celles prises antérieurement. En creux, cela fait aussi référence à la difficulté que l’on a à changer de trajectoire de nage pour favoriser la cohérence dans son parcours (de vie pro ou perso).
C’est aussi cette réflexion que l’on retrouve dans la fameuse formulation « j’ai pas tout fait tout ça pour ça » où les coûts – monétaires, temporels, émotionnels, etc. – sont souvent trop élevés pour renoncer.
Plus l’on avance, plus quitter devient difficile.
On peut alors presque parler d’une certaine « paresse » face à·ux changement·s.
3/ le biais de rareté ou les « happy few »
Ce biais fait directement appel à nos émotions. Il fait référence à la valeur que l’on accorde aux choses que l’on considère comme rares ou difficiles d’accès.
En études, c’est le principe des concours où les places – rares – augmentent le prix et le prestige d’accéder à x ou y formation. Un exemple parmi d’autres : les ENS proposent une poignée de places (12 pour certaines spécialités) alors que les prépas font légion. Celleux qui accèdent au prix final – la place – obtiennent en même temps un nouveau statut social. Dans ce cas la compétition est telle que le fait même d’accéder aux oraux (les « admissibles ») ou d’y être proche (« les sous-admissibles ») confère également aux nageur·ses concerné·es un statut particulier doublé d’avantages particuliers par rapport aux autres. Pour l’ENS le statut de sous-admissible donne ainsi le droit d’obtenir une double licence.
Et plus l’on avance dans cette sélection natatoire, plus l’entre-soi est fort et moins les barrières (à l’entrée de certains emplois ou milieux) sont présentes.
Déserter reviendrait à se priver de ce statut et privilèges. Le coût de cette perte, par rapport à la reconnaissance et avantages que proposent les voies alternatives, semble souvent trop gros pour aller au bout de son geste.
4/ le biais de conformité
On s’aligne selon ce qui nous paraît être considéré comme « normal » ou socialement validé. Dans ce cas, les nageur·ses n’ont aucun intérêt à suivre les personnes considérées comme des parias.
🦑
Pour aller plus loin concernant les biais cognitifs je t'invite à aller faire un tour du côté de cette Plouf-letter ainsi que ce guide instagram qui en recense plusieurs pouvant avoir un impact sur notre orientation
qu’en disent les écoles ?
Celles-ci l’ont bien compris, la durabilité maintient les affaires en vie. Malgré tout, celles-ci sont prises entre deux étaux aux forces disproportionnées.
D’un côté, les étudiant·es en quête de sens et d’impact payant chacun·e leur scolarité quelques dizaines de milliers d’euros. De l’autre, les entreprises et multinationales finançant le développement de programmes (en remplacement de la coupe budgétaire étatique de 2004) à hauteur de plusieurs millions d’euros.
La dépendance budgétaire rend donc difficilement entendable et applicable les demandes étudiantes vs. l'influence des multinationales – ce que dénonçait déjà Léa Dang dans une enquête pour Socialter en 2020. Ceci d’autant plus qu’en dépit des revendications, les taux de remplissages des formations ne semblent pas baisser.
Celui-ci a également fait allusion à la dimension capitaliste des écoles, employant un vocabulaire relatif au commerce et à la vente de service (l'allusion au besoin de « convaincre » les nageur·ses comme des client·es...).
lol
La réponse ne viendra donc pas des institutions, à nous donc d’élever la voix pour que demain les désertions – la « marge » – désignent celleux qui suivent le courant du capitalisme actuel.
En guise de conclusion, je te dirais simplement ceci 👉 en latin, desero veut aussi dire semer. Peut-être faut-il donc claquer la porte du vestiaire pour commencer un nouveau cycle ?
alors, prêt·e à explorer de nouvelles lignes de nage ? 🐋